Éthique et littérature : une proposition théorique

L’étude des rapports entre éthique et littérature, plutôt courante dans les sphères européenne et nord-américaine, a une tradition marginale en Italie. Pour en avoir la preuve, il suffit d’examiner les courants critico-littéraires qui ont dominé en Italie au siècle dernier, l’idéalisme de Croce et le structuralisme. Pour Croce, on le sait, la poésie est une forme de connaissance à caractère intuitif, qui œuvre à travers des images ; en tant que telle, elle  appartient au domaine théorétique et n’a rien à voir avec la sphère pratique, de l’éthique et de l’économie. Les œuvres offrant des fins morales ou éducatives sont déclassées par Croce, car il ne s’agit plus de “poésie” mais de simple “littérature”, activité certes respectable mais dépourvue de véritable signification artistique. Par la suite, en réaction aussi à l’idéalisme crocien et à son hégémonie littéraire au cours de la première moitié du siècle, des orientations critiques de style formaliste se sont répandues en Italie, liées au modèles structuralistes. Attentifs à la composition formelle des œuvres, au jeu des signifiants et à la tessiture linguistique des textes, les critiques structuralistes ont régulièrement dévalué, cependant, les facteurs contenutistes auxquels, à tort ou à raison, l’éthique de la littérature est ramenée.

A première vue, il est difficile de nier que ce faible intérêt pour les rapports entre éthique et littérature ait ses raisons, notamment si l’on pense à la façon dont la question éthico-littéraire a été affrontée traditionnellement. En effet, l’approche standard est de type directement éducative et consiste à rechercher dans l’œuvre des valeurs morales explicites, des messages immédiats, des modèles de comportement positifs (ou, s’ils sont négatifs, présentés clairement comme tels, de façon à dissuader le lecteur de les imiter). Cette approche traditionnelle présente en substance trois limites : a) elle a plus ou moins tendance à instrumentaliser le texte littéraire, qui cesse d’être une fin en soi et est utilisé pour des buts extérieurs ; b) elle affiche une méfiance implicite vis-à-vis de la littérature, qui est surveillée ou gardée à vue, au lieu de remplir librement sa fonction ; c) elle aboutit souvent à la violence à l’égard du texte, notamment quand on essaie d’y trouver, de force, des messages éthiques qui de fait n’existent pas, ou quand on l’écarte dédaigneusement car il ne contient pas les indications désirées.

Il n’est guère facile de s’extirper de cet horizon éthico-littéraire traditionnel, en premier lieu pour des raisons historico-culturelles. En effet, cette approche fondamentalement contenutiste correspond à une tradition très ancienne, qui remonte à Platon et Aristote et qui a marqué la culture européenne jusqu’au XIXe siècle, époque au cours de laquelle a commencé à s’affirmer une conception opposée,  typiquement moderne, à savoir celle de l’autonomie de la littérature. Comme on le sait, en philosophie, cela a eu lieu entre la Critique de la façon de juger de Kant et l’Esthétique d’Hegel ; et en littérature, lorsque les écrivains ont commencé à revendiquer leur propre liberté par rapport à la morale sociale dominante. En effet, l’autonomie de la littérature s’est surtout affirmée comme une autonomie vis-à-vis de l’éthique ; si l’on veut donner une date cruciale, on peut citer 1857, l’année des grands procès contre Madame Bovary et Les Fleurs du Mal. Par ailleurs, s’il est difficile de prendre congé de la conception éthico-littéraire traditionnelle, c’est parce que celle-ci, de fait, constitue l’horizon à travers lequel on entre au contact avec la littérature à l’école. Dès le départ, les enfants sont invités à lire les textes pour en tirer des enseignements explicites et directs ; par la suite, quand on commence à étudier l’histoire de la littérature, on part précisément du début, c’est-à-dire de la conception éthico-contenutiste traditionnelle, et ce n’est que bien plus tard que l’on arrive à l’autonomie moderne.

Il n’est donc pas étonnant si la conception traditionnelle, quoique de façon indirecte, reste la toile de fond historique de nombreuses réflexions actuelles sur les rapports entre éthique et littérature et si elle demeure l’horizon de nombreuses lectures “ingénues” des textes littéraires. En particulier aux Etats-Unis, contexte non immédiatement superposable à l’européen, cette perspective traditionnelle constitue l’ossature de l’ethical criticism, une orientation assez solide qui cependant risque de porter à l’excès les problèmes inhérents à l’approche  conventionnelle. En effet, ce courant se contente la plupart du temps de pratiquer un examen polémico-contenutiste des lieux où les œuvres littéraires, appartenant souvent à des époques reculées, apparaissent difformes par rapport à l’éthique partagée aujourd’hui. En ce sens, les romans de Jane Austen, par exemple, sont critiqués en raison du rôle socialement subordonné reconnu aux femmes ; Au cœur des ténèbres de Conrad est lu, quant à lui, comme un témoignage blâmable de l’orientalisme européen et de ses préjugés sur l’Afrique ; et la Recherche proustienne est écartée en tant que témoignage d’égocentrisme et de solipsisme affectif. Ce  moralisme contenutiste, avec son approche actualisante, risque d’égarer en chemin ce qui est vraiment significatif dans le rapport avec un texte littéraire, sans toutefois obtenir des avantages importants en retour.

On a donc l’impression qu’une éthique de la littérature vraiment praticable doit être pensée, aujourd’hui, dans le  respect du  principe de l’autonomie. En d’autres termes, elle devra examiner la façon d’œuvrer du texte et non pas ses contenus directs ; c’est-à-dire, pour employer une distinction déjà présente chez Platon, qu’elle devra se référer à la “manière” dont l’œuvre littéraire se dispose et s’exprime, et non pas à “ce” qu’elle dit. En ce sens, on peut suggérer trois éléments fondamentaux au sein d’une possible éthique littéraire. Le premier est représenté par la connaissance, c’est-à-dire par le fait que la littérature est une forme de connaissance et interprétation du monde connotée affectivement, c’est-à-dire caractérisée par une participation et une identification spécifiques du lecteur avec ce qui est narré. Le deuxième élément central est constitué par la pietas, c’est-à-dire par l’attention compatissante avec laquelle le texte littéraire conserve dans la mémoire du lecteur ce qui se perdrait autrement, à travers une logique opposée à celle de l’économie de consommation. Le troisième élément est constitué par l’orientation, qui agit en deux sens. Avant tout, l’œuvre oriente le lecteur grâce aux connaissances qu’elle transmet, dans une cartographie qui identifie des significations fulgurantes et ponctuelles, qui ne peuvent jamais être systématisées dans un schéma de pensée. Par ailleurs, l’œuvre oriente le lecteur tardo-moderne en se proposant comme un modèle qui consiste en une forme de connaissance empreinte de pietas, et donc caractérisée par l’attention, par le respect et par la préservation.

Une éthique de la littérature résumée de la sorte, justement parce qu’elle présuppose et respecte l’autonomie de l’œuvre, semble se soustraire assez bien aux limites de la conception traditionnelle. Mais c’est surtout une façon de confirmer encore une fois la signification de l’expérience littéraire, même à une époque, telle que la nôtre, qui semble s’en passer volontiers. En effet, il est difficile de nier que les sociétés tardo-modernes sont dominées par ce que Heidegger appelle la « pensée calculante » ou Habermas la rationalité instrumentale (par un rapport avec le monde que Schiller déjà, à la fin du XVIIIe siècle, critiquait et appelait un « jugement tabellaire ») : en un mot, par l’application croissante de la rationalité économique à  tous les aspects de l’existence. Si cela est vrai, la littérature, en tant que forme de connaissance participative, compatissante et préservatrice, et en tant que forme d’orientation du lecteur vers ces valeurs, se pose concrètement, quoiqu’en sourdine, en modèle d’expérience alternatif aux modèles en vigueur, en aidant à contenir la diffusion de la logique technico-économique.

Pour en savoir plus :

Pino Menzio, Da Baudelaire al limite estetico. Etica e letteratura nella riflessione francese, Libreria Stampatori, Torino 2008.

Pino Menzio, Nel darsi della pagina. Un’etica della scrittura letteraria, Libreria Stampatori, Torino 2010.

La connaissance

L’idée d’une éthique de la littérature fondée sur son caractère de connaissance a été explorée par Martha Nussbaum dans le volume Poetic Justice (1995), et ce dernier est immédiatement devenu une référence dans le débat en la matière.[1]  Selon Nussbaum, la littérature est une forme de connaissance typiquement affective, empathique et identificatrice. En effet, le lecteur d’un roman ou d’une nouvelle se coule tour à tour dans la peau des différents personnages, partage leurs expériences et apprend à connaître de l’intérieur leurs sentiments et leurs idées. Cette habitude, consistant à s’identifier avec les autres et caractéristique du rôle du lecteur, ne peut que développer sa tolérance et sa compréhension dans la vie quotidienne : elle encourage, peut-on dire, une pluralisation du sujet qui le rendra moins dogmatique et plus démocratique. Par ailleurs, en présentant chaque personnage dans son individualité, le roman aide à éliminer les stéréotypes qui conditionnent souvent l’opinion commune selon laquelle un individu, avec son histoire et sa spécificité, est assimilé à une catégorie générale (p. ex. les immigrés, les politiciens, les Américains), la catégorie est ramenée à un stéréotype négatif (la transgression des lois, le parasitisme bureaucratique, l’impérialisme matérialiste), et l’individu est donc objectivé dans la dichotomie nous/les autres, c’est-à-dire ami/ennemi. Au contraire, la littérature, grâce à la richesse et à la spécificité des connaissances humaines qu’elle transmet, s’oppose de fait à ces simplifications descriptives, qui généralement annoncent l’exclusion, le rejet et la violence.

Plus en général, la conscience que la littérature est une forme de connaissance participative et affectivement connotée imprègne également, de manière évidente, la philosophie continentale des deux derniers siècles. Kant déjà, dans la Critique de la façon de juger, affirme que « le beau nous prépare à aimer quelque chose, de façon désintéressée, même la nature » ;[2]  et au moment de différencier, précisément en termes éthiques, le beau du sublime, il constate que l’expérience du beau suscite chez celui qui le contemple (ou le lit) « un sentiment d’amour et d’inclination intime ».[3] Hegel aussi se prononce en des termes analogues dans l’Esthétique :

« Mais aux yeux de la conception et de la configuration poétiques,  chaque partie, chaque moment doit être en soi intéressant, en soi vivant, et elle s’attarde donc avec joie dans l’individuel, le dépeint avec amour et le traite comme une totalité en soi ».[4]

Le caractère affectif et participatif de la connaissance littéraire est également bien présent dans la célèbre distinction de Dilthey entre le Verstehen des sciences humaines et l’Erklären des sciences naturelles. En effet, le premier est une forme de connaissance (ou compréhension) empathique, où le sujet est personnellement impliqué dans ce qu’il connaît, alors que le second, typique de la méthode scientifique, implique plutôt une prise de distance par rapport à l’objet observé. En continuant le long de cette ligne conceptuelle, dans Vérité et méthode, Gadamer a théorisé la connaissance artistique comme une fusion des horizons, comme un processus circulaire où ce qui est connu n’est pas “autre” par rapport à celui qui le connaît, mais est simplement le second pôle d’un rapport à caractère dialogique.

Les écrivains et les poètes aussi – c’était à prévoir – se sont penchés sur le fait que la littérature, en tant que forme de connaissance affectivement connotée, permet une compréhension du monde bien plus riche et bien plus articulée que la connaissance purement logico-conceptuelle. On peut évoquer, entre autres, Leopardi qui, dans le Zibaldone, semble quasiment anticiper la polarisation diltheyenne entre Verstehen et Erklären.

« Il ne suffit pas d’entendre une proposition vraie, il faut en sentir la vérité. Il y a un sens de la vérité, comme des passions, des sentiments, des beautés, etc. ; du vrai comme du beau. Celui qui l’entend, mais ne la sent pas, entend ce que signifie cette vérité, mais n’entend pas que c’est la vérité, car il n’en éprouve pas le sens, c’est-à-dire la persuasion ».[5]

Une éthique de la littérature fondée sur son caractère de connaissance permet d’éclairer ce qui, à première vue, pourrait sembler un problème assez sérieux, surgissant lorsqu’une œuvre littéraire présente et décrit explicitement le mal (la violence, la cruauté, l’oppression, le mépris), c’est-à-dire le contraire de ce qui est éthique. L’un des exemples historiquement les plus significatifs en ce sens est fourni par Les Fleurs du Mal de Baudelaire, une œuvre qui, dès son titre, propose comme thème central la beauté du mal : non seulement du point de vue de l’esthétisation (présenter le mal sous une forme belle, élégante, poétiquement impeccable), mais aussi et surtout dans le sens que le mal est “beau”, c’est-à-dire agréable à accomplir. Il s’agit d’une vérité embarrassante mais difficilement contestable, vu l’incessant retour du mal lui-même ; sa connaissance est cependant essentielle pour toute réflexion éthique mûre et consciente. C’est justement sous le signe de cette conscience, même au-delà des Fleurs du Mal, que la littérature se propose comme un lieu permettant la connaissance du mal, en tant que contexte expressif où l’on connaît le mal en profondeur, de façon directe et identificatrice, sans toutefois le pratiquer ou sans le subir réellement, comme c’est le cas dans le monde réel. Bien évidemment, la littérature qui parle du mal (qui le décrit, l’articule et le connaît) est problématique et demande au lecteur une lecture au second degré, non ingénue ou immédiatement mimétique : mais, en réalité, ce qui est vraiment problématique, c’est le mal, non pas la littérature qui le connaît et l’interprète.

Pour résumer, donc, même les œuvres qui décrivent le mal, qui le proposent dans tout son déploiement et le présentent comme beau et plaisant à accomplir, sont utiles et parfois indispensables du point de vue éthique. Mais si cela est vrai, cette conscience met en crise la conception traditionnelle de l’éthique littéraire, ce contenutisme édifiant pour lequel seule l’œuvre qui propose des messages positifs (ou qui, si elle contient des personnages négatifs, les présente explicitement comme tels, en recourant à des jugements directs ou en leur attribuant un destin funeste) peut avoir une valeur morale.

[1] Martha C. Nussbaum, Poetic Justice. The Literary Imagination and Public Life, Beacon Press, Boston 1995.

[2] Immanuel Kant, Kritik der Urtheilskraft, in Kants Werke. Akademie-Textausgabe, Bd. V, De Gruyter, Berlin 1968, p. 267.

[3] Ibid., p. 271.

[4] Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Vorlesungen über die Ästhetik, III, Die Poesie, hrsg. von Rüdiger Bubner, Reclam, Stuttgart 1971, p. 35.

[5] Giacomo Leopardi, Zibaldone di pensieri, a cura di Anna Maria Moroni, Mondadori, Milano 1983, I, p. 229 [349].

La pietas

Dès l’époque grecque et latine, la littérature s’est voulue un lieu d’expression destiné à conserver le souvenir de personnes et d’événements qui autrement auraient été oubliés : par exemple, la personne aimée chez Sapho et chez Théognis, ou encore les combattants des Thermopyles chez Simonide de Céos. Cette fonction mémorielle est devenue ensuite un topos bien affirmé, repris encore intentionnellement par Foscolo dans les Sépulcres. Elle inspire également, entre autres, un célèbre passage du Zibaldone, fondamental pour la définition de la poétique de Leopardi. Dans ce passage, l’objet spécifique de la poésie est cerné non pas dans le présent, mais dans ce qui est éloigné dans l’espace et dans le temps, et qui doit donc être cueilli et préservé, dans la lumière compatissante du souvenir. Justement dans ce sens, la mémoire ou « souvenir », l’attention pour ce qui  “n’est plus” car éloigné, écoulé et perdu, constitue, pour Leopardi, un élément « essentiel et principal dans le sentiment poétique ».

« Un objet quelconque, par exemple un lieu, un site, une campagne, aussi belle soit-elle, n’est pas poétique à voir si elle n’éveille aucun souvenir. Celle-ci, ainsi qu’un site, un objet quelconque, pas du tout poétique en soi, sera très poétique à évoquer. Le souvenir est essentiel et principal dans le sentiment poétique, parce que le présent, quel qu’il soit, ne peut être poétique ; et le poétique, d’une façon ou d’une autre, consiste toujours dans le lointain, dans l’indéfini, dans le vague ».[1]

On le voit clairement, pour Leopardi le présent ne peut être poétique, car seul le passé est poétique : mais le passé est poétique justement parce que la tâche spécifique de la poésie est de conserver le passé, le transitoire, le fugitif, ce qui a été et qui n’est plus, dans la lumière préservatrice du souvenir.

En termes philosophiques, le dessein de sauvegarder dans la mémoire ce qui autrement serait perdu est fondamental dans la réflexion de Benjamin, qui regarde en direction d’un temps messianique, situé en dehors de l’histoire, où tout le passé est sauvé ou racheté, sans aucune distinction entre événements petits et grands. Dans les œuvres de Benjamin, ce salut est tour à tour confié à différents concepts. Dans La tâche du traducteur (1923), ce qui est sauvé est une fonction linguistique (« Sauver dans sa propre langue la pure langue qui est enfermée dans une autre ; ou, prisonnière dans l’œuvre, la libérer dans la traduction – voilà la tâche du traducteur ») ;[2] mais déjà dans l’Origine du drame baroque allemand (1928), à traverse la figure de l’allégorie, sont conservés dans le souvenir du lecteur des choses, des personnes et des événements concrets (« La conscience du caractère éphémère des choses, et le souci de les rendre éternelles, pour les sauver, est l’un des motifs les plus forts de l’allégorie »).[3] La même tâche de salut est confiée, dans les notes du Passagen-Werk, à l’image ou image dialectique, et dans les thèses Sur le concept d’histoire (1940) à la citation. Comme on le voit, tous les concepts employés par Benjamin pour identifier cet horizon rédempteur (« pure langue », allégorie, image, citation) renvoient directement à la sphère littéraire : preuve du fait que l’un des traits les plus typiques de la  littérature est justement celui de sauvegarder dans la mémoire du lecteur ce qui est fragile, transitoire, marginal, destiné à disparaître à jamais.

Cette fonction de la littérature apparaît également dans un passage capital de Vérité et méthode de Gadamer, qui approfondit ce qui se passe dans le rapport  avec une œuvre d’art. La première partie du passage souligne le fait que l’œuvre est une forme de connaissance, d’accès à la vérité la plus profonde des choses ; dans la conclusion, cependant, Gadamer constate également que la connaissance artistique et littéraire sauve ses objets de la confusion, de la variabilité et de la dispersion où ils sont engloutis, elle les soustrait au registre substantiellement phatique de la communication quotidienne et les confie avec pietas à la mémoire du lecteur.

« Ce qui s’expérimente vraiment dans une œuvre d’art, ce qui, en elle, éveille notre attention, est plutôt son être vraie ou pas, c’est-à-dire le fait que celui qui la contemple puisse connaître ou reconnaître en elle quelque chose, et en même temps soi-même. Ce qu’est la reconnaissance, dans son essence la plus profonde, on ne le comprend pas si on se limite à observer qu’en elle est connu à nouveau quelque chose que l’on connaît déjà, que le connu est reconnu. Le plaisir de la reconnaissance consiste plutôt dans le fait qu’en elle on connaît plus que ce qu’on connaissait déjà. Dans la reconnaissance la chose connue surgit, pour ainsi dire, comme à travers un nouvel éclairage, de la casualité et de la variabilité des conditions où elle est généralement enfouie, et est saisie dans son essence ».[4]

La pietas, entendue comme attention compatissante envers ce qui est mortel, fragile et caduc, est également  au cœur  de l’ontologie faible  de Gianni  Vattimo,   pour  qui  la pietas  est  justement cet  « autre terme qui, avec An-denken et Verwindung, peut être employé pour caractériser la pensée faible de l’ultra-métaphysique ».[5] Selon Heidegger, on ne peut avoir une préhension pleine de l’être mais uniquement une remémoration, une trace, un souvenir ; la mortalité et la caducité ne sont donc pas des traits limités aux créatures finies, mais touchent aussi l’être. Par conséquent, toute expérience du monde ne peut que se dérouler sous le signe de la mortalité, et le sujet tardo-moderne, selon Vattimo, est appelé à y correspondre avec « la pietas qui est due aux traces de ce qui a vécu ».[6] Le lieu privilégié de cette pietas est l’œuvre littéraire, qui peut être entendue comme un monument affaibli, comme une « mi-voix, Gering »[7] dont l’essence temporelle n’est pas différente de celle de l’être : en d’autres termes, comme un acte de témoignage et de salut d’un quid transitoire, marginal et sans relation, qui serait perdu dans le temps, et dont, au contraire, le texte porte la trace et la mémoire.

L’œuvre littéraire, donc, est éthique dans la mesure où elle conserve dans le souvenir du lecteur ce qui est destiné à se perdre : notamment ce qui est humble, quotidien et apparemment négligeable, comme le sont en général les objets décrits par les romans, les nouvelles et les poésies. Dans son rôle préservateur, la littérature propose un modèle assez différent de celui de l’économie de marché. En effet, cette dernière agit au moyen de la permutation de plus en plus rapide de tous les biens, qui doivent être consommés et immédiatement remplacés par d’autres. Mais cette constante abréviation du cycle de vie du produit, nécessaire pour soutenir les consommations, implique, en réalité, que les  choses (ou personnes) n’ont pas vraiment d’importance, vu qu’elles doivent être tout de suite échangées ; ce qui compte, c’est l’ensemble du processus. La littérature, en revanche, considère avec affection et avec attention quoi que ce soit, même les choses marginales, négligeables, improductives ou insignifiantes, et les juge dignes d’être conservées : montrant par là qu’il est peut-être possible de se soustraire à la logique du marché et à son application à tout le monde réel.

[1] Giacomo Leopardi, Zibaldone di pensieri, a cura di Anna Maria Moroni, Mondadori, Milano 1983, II, p. 1166 [4426].

[2] Walter Benjamin, Die Aufgabe des Übersetzers, in Gesammelte Schriften, Bd. IV/1, hrsg. von Tillman Rexroth, Suhrkamp, Frankfurt a. M. 1991, p. 19.

[3] Walter Benjamin, Ursprung des deutschen Trauerspiels, in Gesammelte Schriften, Bd. I/1, hrsg. von Rolf Tiedemann u. Hermann Schweppenhäuser, Suhrkamp, Frankfurt a. M. 1991, p. 397.

[4] Hans-Georg Gadamer, Wahrheit und Methode. Grundzüge einer philosophischen Hermeneutik, Mohr, Tübingen 1960, p. 109.

[5] Gianni Vattimo, Dialettica, differenza, pensiero debole, in Aa. Vv., Il pensiero debole, a cura di Gianni Vattimo e Pier Aldo Rovatti, Feltrinelli, Milano 1983, p. 22.

[6] Ibidem.

[7] Ibid., p. 28.

L’orientation

L’une des images les plus efficaces pour décrire le caractère ponctuel de la connaissance littéraire, ainsi que la fonction d’orientation qui en dérive, est donnée par les étoiles. Le symbole des étoiles revient fréquemment, par exemple, dans une poésie typiquement autoréférentielle (qui parle d’elle-même) et poétologique (qui parle de la Poésie en général) telle que la poésie de Mallarmé. L’un des traits les plus remarquables de cet emploi est que, chez Mallarmé, le symbole des étoiles sert de pendant à celui du coucher du soleil, qui représente à son tour l’évanouissement des illusions personnelles, de la foi religieuse, des fondements historiques, politiques et culturels du XIXe siècle : en d’autres termes, qui renvoie directement au phénomène du nihilisme européen. Ce n’est donc pas un hasard si à la même époque, tout en ne se connaissant pas l’un l’autre, Nietzsche utilise lui aussi l’image du coucher du soleil pour décrire expressément la mort de Dieu.[1] Dans cette atmosphère  de nuit  et d’obscurité,  la poésie  de Mallarmé  s’énonce  dans l’image  des étoiles :  le « septuor » qui conclut le Sonnet en -yx ou la « constellation / froide d’oubli et de désuétude » qui apparaît à la fin du Coup de dés : des lumières qui se découpent dans le ciel pour indiquer une multitude de significations et pour suggérer une possibilité d’orientation. Souvent, chez Mallarmé, le symbole des étoiles s’associe à la métaphore, elle aussi autoréférentielle, du voyage en mer, portant à des énoncés d’une densité extrême, comme « Solitude, récif, étoile » de Salut ou comme son homologue « Nuit, désespoir et pierrerie » du sonnet Au seul souci de voyager : des triptyques qui expriment le prix humain de l’expérience poétique, le risque de naufrage dans la nuit et le rôle d’orientation de la poésie, dont les lumières d’étoile (ou de diamant) permettent de s’orienter dans le monde assombri et de tracer sa route.

En de termes moins directs, la fonction d’orientation de la littérature revient aussi dans la pensée de Benjamin, notamment dans les œuvres qui analysent la métropole moderne comme lieu spécifique, et comme image particulièrement efficace, d’une multitude de personnes, choses et messages qui ne peuvent plus être ramenés à un principe unitaire. En ce sens, comme le suggèrent les notes du  Passagen-Werk, le flâneur parisien n’erre pas dans la métropole, mais s’y oriente à travers les seuils et les noms des rues. Ces derniers, cependant, ont un statut ambivalent entre l’ordre (« La ville, grâce aux noms des rues, est l’image d’un cosmos linguistique »),[2] et le chaos (« Qu’a fait la métropole moderne de l’ancienne conception du labyrinthe ? Elle l’a élevée au niveau du langage, à travers les noms des rues » autour desquelles s’articule la métropole).[3] Toutefois, les noms des rues ne sont pas de simples indications toponymiques ; ce sont de véritables noyaux symboliques, ou des mots poétiques. Liés organiquement à ce qu’ils désignent, ils sont en mesure de rendre « notre perception plus complexe et stratifiée de ce qu’elle est dans la vie quotidienne ».[4]

« Avec l’allumage des lumières électriques la splendeur interne des passages pâlit et se contracta dans leurs noms.  Le nom, cependant, devint comme un filtre, qui ne laissait passer que le plus intime, l’essence amère de ce qui a été. (Cette merveilleuse capacité de distiller le présent comme essence intime de ce qui a été, constitue pour les véritables voyageurs la puissance excitante et mystérieuse du nom) ».[5]

Une fonction d’orientation analogue à travers les noms, c’est-à-dire par l’intermédiaire des mots poétiques, revient également dans Enfance berlinoise vers mil neuf cent. Dans ce recueil  autobiographique, Benjamin, décrivant les façons dont, enfant, il attribuait un sens à la réalité environnante, insiste sur une activité dénominative bien particulière, qui agit sur les noms des rues, des marchés, des faubourgs et des monuments de Berlin en les altérant légèrement et en créant ainsi des associations arbitraires et néanmoins suggestives, emplies de significations nouvelles. Voici, par exemple, comment Benjamin évoque l’endroit où il allait à la chasse aux papillons.

« L’air dans lequel, alors, ce papillon était bercé est aujourd’hui imprégné d’un mot que, pendant des années, je n’ai plus eu l’occasion d’entendre ou de prononcer. Il a conservé ce caractère  insondable avec lequel les noms de l’enfance vont à la rencontre de l’adulte. Le fait d’avoir été tus si longtemps les a transfigurés. De la sorte, dans l’air vibrant de papillons, frémit le mot “Brauhausberg”. Nous avions notre résidence estivale sur  le Brauhausberg près de Potsdam. Mais le nom a perdu toute  gravité, il ne conserve absolument rien d’une brasserie [Brauhaus], c’est une montagne couverte de bleu [Bläue] qui surgissait l’été pour m’accueillir, moi et mes parents. C’est pour cela que le Potsdam de mon enfance prend place dans un air si bleu [in so blauer Luft], comme si ses morios ou ses vulcains, ses paons de jour et ses aurores étaient éparpillés sur un de ces luisants émaux de Limoges sur lesquels les créneaux et les remparts de Jérusalem se détachent d’un fond bleu foncé [vom dunkelblauen Grunde] ».[6]

Comme on le voit, la couleur bleue (blau) qui imprègne et transfigure le souvenir de cet endroit provient directement du terme Brau, repris cependant par le protagoniste  à travers sa prononciation enfantine qui transforme le r en ; et c’est justement cette intervention qui crée une suggestion totalement neuve. En ce sens, comme l’observe Benjamin dans un autre chapitre de l’Enfance berlinoise, « mon incompréhension déformait le monde. Mais de façon positive : elle m’indiquait les routes qui portaient à son intimité. Toutes les occasions étaient bonnes. […] Si je déformais ainsi ma personne et le mot, je faisais uniquement ce que je devais faire pour mettre pied dans la vie »,[7] c’est-à-dire pour m’y orienter. Ce travail spontané sur la matérialité linguistique est néanmoins une opération  spécifiquement (et techniquement) poétique ; tout comme le noyau central et originaire de l’expérience littéraire consiste dans l’attribution de sens à travers les noms. Dans les termes plus spécifiques, donc, tant le flâneur du Passagen-Werk que le protagoniste de l’Enfance berlinoise peuvent dire d’eux-mêmes, comme Ungaretti dans La pietà, « J’ai peuplé de noms le silence » : c’est-à-dire qu’ils ont rempli de significations poétiques, en l’orientant dans une nouvelle cartographie, un espace qui autrement serait amorphe ou désémantisé.[8]

[1] Cf. notamment le § 343 du Gai savoir.

[2] Walter Benjamin, Das Passagen-Werk, in Gesammelte Schriften, Bd. V/2, hrsg. von Rolf Tiedemann, Suhrkamp, Frankfurt a. M. 1991, p. 1008 (F°, 20).

[3] Ibid., p. 1007 (F°, 19).

[4] Ibid., p. 1021 (L°, 25).

[5] Ibid., p. 1002 (D°, 6).

[6] Walter Benjamin, Berliner Kindheit um Neunzehnhundert, in Gesammelte Schriften, Bd. IV/1, hrsg. von Tillman Rexroth, Suhrkamp, Frankfurt a. M. 1991, p. 245.

[7] Ibid., pp. 260-261.

[8] Pour de plus amples détails, qu’on me permette de renvoyer à Pino Menzio, Orientarsi nella metropoli. Walter Benjamin e il compito dell’artista, Moretti & Vitali, Bergamo 2002.